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jeudi 2 septembre 2010

Le vieux plomb de la semaine

Enseigne de pèlerinage : saints Côme et Damien


Enseigne de pélerinage : Saints Côme et Damien
Matériau : alliage plomb et étain (moulé)
Diamètre : 31 mmm
Prov. Luzarches, Val d'Oise (?)
Cons. Musée Carnavalet
Avant toute chose, commençons par examiner cet objet a priori informe et illisible... oui, oui, je vous entends soupirer... "qu'est ce que c'est encore que ce vieux bout de plomb qu'elle essaie de nous faire prendre pour une pépite d'or..." et pourtant...
Donc, que voyons nous ? Une plaque circulaire de 3 cm de diamètre portant un décor historié sur son avers ; le revers étant laissé nu (peut-être pour y placer un mode de fixation ou suspension aujourd'hui perdu...). Cette image, bien qu'abimée par le temps et les eaux de la Seine où elle fut découverte, peut-être identifiée. Il s'agit d'une représentation des saints Côme et Damien, figurés debout en position frontale de part et d'autre d'un évêque dont on ignore l'identité. 

Et cela comment le sait-on ? et bien parce que les personnages sont nimbés (nimbe étant le terme adéquat pour auréole), ce qui signifie qu'il s'agit de personnages saints. En outre, le personnage central est coiffé d'une mitre et tient une crosse, attribut caractérisant en particulier les évêques (ou bon d'accord y'a les abbés aussi mais bon...). Quant à nos saints, ils portent le manteau à col de velours  et le bonnet des médecins qui les caractérisent dans l'iconographie religieuse ; de plus, ils tiennent dans leur mains un pot à onguent...attribut également caractéristique... pourquoi ? vous allez tout comprendre...

Miniature : saint Côme et saint Damien
Bréviaire à l'usage de Paris / vers 1414
Châteauroux - BM - ms. 0002 / f.343v
Crédit : IRHT - CNRS
Qui sont ces saints que je peine ici à voir ? Côme et Damien étaient des frères jumeaux venus d'Arabie en Cilicie (sud-ouest de l'actuelle Turquie) pour y exercer gratuitement la médecine et ainsi diffuser la foi chrétienne auprès de leurs patients. Leur science associée à un don divin leur fit accomplir de nombreuses guérisons miraculeuses si bien que les patients et futurs convertis affluèrent de toutes parts. 

Ceci ne fut pas vraiment du goût de l'administration romaine... nous sommes alors à la fin du IIIe siècle, sous le règne de Dioclétien, qui n'épargnait pas ses efforts dans les persécutions anti-chrétiennes. Nos deux frères anargyres (qui n'acceptent  aucune rétribution) furent donc accuser de séduire le peuple et de faire déserter les temples des dieux. Refusant de renier leur foi, ils furent exécutés ou, en termes hagiographiques, ils subirent le martyr. 

Saint Côme et saint Damien sauvés de la noyade
Zanobi Strozzi
Tempera sur bois - vers 1435
Museo di San Marco, Florence
Les détails de leur supplice ses multiplièrent à mesure que leur légende se constituait... On rapporte qu'ils furent enchaînés dans ma mer d'où un ange vint les sauver. Ils furent ensuite brûlés vifs attachés à un poteau mais les flammes se retournèrent contre leur bourreaux (une bête histoire de vent, je présume). On voulut les faire lapider puis transpercer par les flèches mais aucun projectile ne les touchait. A court d'idée, le proconsul Lysias les fit décapiter, ce qui demeure la solution la plus efficace.

Les restes des martyrs, jugés miraculeux, furent enterrés à Cyr, ville épiscopale de Théodoret (Syrie). L'empereur Justinien (527-565) transféra leurs reliques à Constantinople où il fit construire et orner une église qui leur fut dédiée et devint un lieu de pélerinage. À Rome, le pape Symmaque (498-514) leur dédia un oratoire et Félix IV (526-530) une basilique au Forum, dont les mosaïques sont parmi les plus précieux vestiges de la cité.

Le culte de ces saints guérisseurs orientaux se répand en Occident grâce à la Légende dorée de Voragine (oh surprise !), c'est-à-dire dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Un miracle atypique leur est attribué que l'on verra souvent représenté : la guérison du diacre Justinien

Guérison de Justinien par saint Côme et saint Damien, Fra Angelico
Tempera sur bois / 1438-1440
Museo di San Marco, Florence
Guérison atypique donc car elle aurait résulté de la greffe d'une jambe empruntée à un Noir défunt sur le sacristain atteint d'une gangrène gazeuse. Il n'en fallut pas plus pour que Côme et Damien deviennent les saints patrons des chirurgiens et des barbiers. C'est pourquoi ils apparaissent également au revers d'un méreau de la corporation des barbiers-chirurgiens, exécutants des basses oeuvres chirurgicales, également découvert et étudié par Forgeais. 

Eglise Saint-Côme-saint-Damien, Luzarches / XIIe- XVIe
Crédit : RMN - Médiathèque du Patrimoine
Ce culte, comment souvent, s'appuyait sur la vénération de reliques qui furent rapportées de l'Orient au XIIe siècle par Jean de Beaumont, seigneur de Luzarches, parti en croisade. Il confia une partie des saints reliques à l'Eglise de Rome, en déposa également à Paris, dans l'église Saints-Côme-et-Damien disparue en 1836, puis en offrit à la collégiale de Luzarches qui devint un important centre de pèlerinage de la région parisienne. 

Cette "dispersion" des reliques sur le territoire français ne nous permet donc pas d'affirmer que cette enseigne vienne d'un sanctuaire plutôt que d'un autre. On notera cependant que deux exemplaires similaires, pouvant être datés du XIVe ou du XVe siècle, sont conservés au Musée National du Moyen Âge à Paris, ce qui témoigne de la relative fréquentation du sanctuaire qui les produisait. 


Saint Côme et saint Damien
Bois peint / H.130 cm / XVIIIe
église paroissiale Saint-Damien
Brémur (Bourgogne
Miniature : saints Côme et Damien
Bréviaire romain / Fin du XVe siècle
Clermont-Ferrand - BM - ms. 0069 / f.558vCrédit : IRHT - CNRS


Et c'est ainsi qu'un petit bout de plomb, aujourd'hui oublié dans le tiroir en métal d'un cabinet de numismatique nous met sur la piste de jumeaux chirurgiens venus d'Orient pour greffer une jambe d'éthiopien sur un diacre et essaimer leurs crânes aux quatre coins de l'Europe...Madrid, Münich ou encore Brageac en Cantal revendiquant la possession de ces illustres reliques... 

Qui a dit que les enseignes ne savaient pas parler ? :)

mercredi 1 septembre 2010

Les lanternes des morts

La lanterne des morts de Sarlat (Dordogne)

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Lors de mon escapade en Périgord noir, je suis tombée nez-à-nez avec un monument étrange... une haute tour de forme cylindrique placée en surplomb de la cathédrale Saint-Sacerdos de Sarlat, à quelques mètres du chevet. 

Intriguée, je monte quatre à quatre le chemin pavé qui y menait, passe la porte percée dans le mur de l'ancien cimetière et découvre un panneau indiquant :

"Lanterne des morts. Construite au milieu du cimetière bénédictin, son architecture est unique en France, liée à la liturgie de l'abbaye romane." Oui, certes mais tout cela ne me renseigne pas vraiment sur la finalité de la chose. 
 
Lanterne des morts, Sarlat-la-Canéda
dite "Tour Saint-Bernard"
XIIe siècle
Quelques recherches plus loin, j'en sais un peu plus sur les fonctions et l'origine de ces bâtiments construits pour la plupart au XIIe siècle, donc dans un style roman, et que l'on retrouve essentiellement dans le sud-ouest de la France. Ces édifices maçonnés se présentent comme des tours creuses, de formes diverses, sommées d'un pavillon ajouré doté d'au moins trois ouvertures. À la base, une petite porte donne accès à un vide ménagé à l’intérieur, espace qui peut accueillir un escalier ou, plus souvent, quelques encoches latérales permettant l’ascension d’un homme.
   Lanterne des morts, Cellefrouin (Charente)
XIIe siècle

Lanterne des morts, Culhat (Puy-de-Dôme)
XIIe siècle

Tour-lanterne de Sarlat, vue intérieure de la voûte
Crédit : Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine
Au crépuscule, un système de poulies permettait d'y hisser une lampe allumée qui devait guider les âmes des défunts vers le repos éternel, raison pour laquelle ils sont érigés aux abords des cimetières.

Une tradition celte voudrait également que la lumière ait une fonction protectrice en retenant la mort pour l'empêcher de s'abattre sur les vivants. Dès le XIXe siècle, Eugène Viollet-le-Duc recherche une filiation entre les lanternes des morts et les menhirs. Cette hypothèse repose sur l'idée selon laquelle le Limousin et le Poitou auraient respectivement été évangélisés par des moines irlandais et des Pictes.

Enfin, la cartographie des tours conservées laisse à penser que ces fanaux jalonnaient les grandes axes du pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle.

La tour-lanterne de Sarlat se dressait donc dans le cimetière de l'abbaye bénédictine d'origine carolingienne autour de laquelle s'est développée la cité médiévale. Dédiée au Sauveur et à saint Sacerdos, l'abbaye se dote ici d'un édifice évoquant probablement la tour de la Résurrection du Saint-Sépulcre de Jérusalem.

L'utilisation de la lumière dans un contexte funéraire relève d'une tradition ancienne qui se poursuit tout au long de l'époque romane. Elle trouve ses racines chrétiennes dans les textes bibliques qui font de la lumière, création divine, une préfiguration du royaume céleste mais également une manifestation du Christ, protecteur des âmes. Ces thèmes eschatologiques sont récurrents dans la liturgie funéraire romane et notamment dans de nombreuses oraisons funèbres : "Je leur donnerai le repos de l’éternité, car il est proche, celui qui viendra à la fin du monde. Soyez prêts (parate esto) aux récompenses du royaume, car la lumière perpétuelle luira sur vous durant l’éternité des temps (IV Esdr. 2, 34)". 

L'abbaye dans un bois de chêne, David Caspar Friedrich
1809-1810
Nationalgalerie, Berlin
La lumière est également un élément fondamental de protection contre l'angoisse de la mort, les mystères de l'au-delà et les dangers du cimetière. Lieu intermédiaire entre le monde terrestre et le Purgatoire, le cimetière est une frontière dangereuse, un lieu propice aux manifestations surnaturelles de tous ordres. On notera que c'est autour des XIe et XIIe siècles que vont véritablement se développer les récits sur les revenants, tantôt bienveillants, tantôt menaçants.